LA REMONTEE

Partir de derrière, à petites foulées, partir avec les derniers, du fonds du peloton, tout au fonds de la nasse, commencer sa course avec les gars à peine lancés déjà éprouvés, braves bougres aux jambes raides, souffles courts, modestes guiboles et tout aussi modestes ambitions. Se positionner avec les coureurs aux pas lourds et rapidement en sueurs, ceux asphyxiés dés les premières foulées. Laisser alors le groupe se décanter, s’étirer lentement, pour un temps le laisser filer. Se concentrer sur soi, son rythme, ses repères, son pas, trouver un premier souffle, la bonne foulée, se stabiliser le corps et l’esprit, bien respirer, se trouver tout simplement. Observer l’ensemble du groupe devant soi, ressentir chaque détail de la course, la sentir dans sa chair, dans son mental. Calmement lancer la machine, prendre confiance en ses forces, en ses cuisses, en ses poumons, augmenter sa respiration, sa vélocité, progressivement remonter la file, héroïque chevauchée. Le temps passe, l’instinct presse, savoir ne plus pouvoir bientôt réaliser une performance suffisante alors, pas à pas, trouver un second souffle, plus agressif, plus racé, plus cadencé. Retrouver des semelles de vent, sa noblesse d’avant, aérienne et souple foulée, des prétentions aussi. Accélerer et reprendre graduellement le peloton des modestes concurrents, ceux largués ou en sursis, simples participants pouvant à tout moment s’effondrer dans le classement, passer un à un ses adversaires, proches, lointains, amis, ennemis, persévérer avec conviction, sans s’emballer sans mépris, juste retrouver sa place dans les premiers. Forcer l’allure et, tant qu’il le peut encore, exiger de son corps un ultime effort. Chercher des ressources mentales, motivations, un supplément d’âme à l’esprit de compétition, se trouver de bonnes raison d’accélérer quand ça fait déjà mal, tenir la vitesse, la distance. Et toujours batailler, y croire, se cramponner, les deux yeux fixés sur la tête, sur les meilleurs, sur l’avant de la folle cavalcade, car ça va revenir : « Tu le sais, tu l’as déjà fait. » S’auto-motiver, s’encourager : « Cette remontée, tu vas y arriver ! ». Course contre le temps, l’oubli, la mort, course contre soi, son passé, ses échecs, course contre ses passions déchues, vies inachevées, ses défaites, s’acharner encore à retrouver ses sensations de patron, et s’en griser une ultime gorgée avant de raccrocher. Vieux lion ne meurt jamais, cette remontée c’est pour soi, cette capacité à remonter sur le trône du Roy, vivre en pleine conscience ce destin là, c’est déjà une victoire.

Texte inédit extrait de l’ouvrage HOMMAGES & DEDICACES, 2017.

http://www.jeanbaptistemesona.com/

Tableau de couverture : Entre 1912 et 1926, le peintre français Robert Delaunay (1885-1941) s’est attaqué à une série d’œuvres où il s’est échiné à peindre le rugby, le football ou la course à pied comme ici les fameux « Coureurs » (1924) inspirés du Cubisme.


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